Ce grand ensemble que constituent l’Afrique de l’Ouest, le Soudan central et le Nord-est du continent est structuré par des champs historiographiques distincts et autonomes qui ont généré chacun des discours et des chronologies particuliers sur leur participation aux échanges intercontinentaux. Dans le cadre de cet axe, nous nous proposons de lever les barrières trop souvent étanches qui les séparent et de partager une approche et des questions communes autour de la diffusion de l’épidémie de peste bubonique sur le continent durant la période médiévale comme évidence de l’intégration du continent aux échanges mondiaux avant le XVe siècle. À la clef se dessine une possible révolution épistémologique et historiographique, car si l’Afrique a connu une crise démographique et des transformations profondes de son organisation sociopolitique au XIVe siècle en lien avec la peste noire, nos connaissances actuelles sur les modalités de sa participation dans un système Monde en pleine restructuration à partir du XVe siècle devront être radicalement revues.
Equipe Axe II: G. Chouin, M.-L. Derat, J. Pope, P. Georges (Piloté depuis l’IFRA-Ibadan)
1. Sous-axe 1 :
Afrique de l’Ouest (responsable : G. Chouin)
2. Sous-axe 2 :
Éthiopie (responsable : M.-L Derat)
3. Sous-axe 3 :
Nubie (responsable : J. Pope)
1. Désurbanisation, transformation et échanges dans l’Afrique de l’ouest sahélienne et guinéenne (responsable : G. Chouin)
L’historiographie du Sahel médiéval est porteuse d’une ambivalence. Si la longue tradition de travaux sur le commerce transsaharien a pu laisser penser que cette histoire s’écrivait depuis longtemps sous l’égide de l’histoire connectée, à y regarder de plus près, il n’en est rien. L’attention a surtout porté sur les échanges marchands et sur le processus d’islamisation qui accompagne le commerce transsaharien, le tout vu sous l’angle d’une histoire économique des marges du monde occidental, productrices de matières premières et consommatrices de produits manufacturés, mais des marges qui subissaient la globalisation plutôt que d’y participer. Le commerce était largement perçu comme un stimulus de l’émergence de la complexité socio-politique dans le Sahel, une thèse que l’archéologie a largement contribué à revisiter. Ainsi, les fouilles de Jenne-Jenno ont-elles pu démontrer que le processus d’urbanisation de certaines parties du Sahel étaient de fait bien antérieur à l’ouverture du commerce transsaharien, et qu’il était intervenu dans le cadre d’une organisation politique de type égalitaire ou peut-être hétérarchique (McIntosh and McIntosh, 1980 ; McIntosh, 2000). Pour autant, il semble clair que l’intensification des échanges entre la zone soudanaise et le reste du monde via l’Afrique du Nord, entraîna des transformations politiques et sociales importantes et qui sont peut-être caractéristiques des processus de globalisation. F.-X. Fauvelle-Aymar (2013 :117) a récemment comparé ces transformations à une « onde de choc » qui aurait déferlé sur l’Afrique soudanaise. C’est une comparaison utile si l’on accepte que la vague déferla sur tous les rivages et non pas seulement sur le seuil sahélien. C’est en grande partie grâce à l’or du Soudan – et à celui du plateau zimbabwéen – que l’occident et l’orient médiévaux généralisent les monnaies d’or qui portent leur prodigieux essor économique entre le XIe et le XIVe siècles. Quant à la somme des intelligences et des bras des personnes réduites en esclavage et exportées par centaines de milliers du continent africain à partir du VIIe siècle, les historiens n’ont encore à peine commencé à penser leur contribution à la transformation du monde extra-africain (Medard et al. 2013). Leur arrivée, qui compense au départ la dépopulation des campagnes de l’Afrique du Nord à la Mésopotamie suite à la peste justinienne, représente un apport décisif au succès de l’expansion islamique de par les terres mises en valeur, les surplus agricoles produits mais aussi leur participation directe ainsi que celle de leurs descendants dans les campagnes militaires des principaux Etats islamiques qui se succéderont dans la région (voir par exemple Savage, 1992).
L’Afrique était donc bien non seulement connectée mais active dans cette forme de globalisation qui caractérise l’époque médiévale. L’un des événements majeurs qui caractérise la fin de cette période, tout en pointant son caractère véritablement global, est la seconde épidémie de peste bubonique (et ses complications) vers le milieu du XIVe siècle et dont les récurrences se feront sentir jusqu’au XVIIIe siècle. Curieusement, si l’on suit l’historiographie actuelle, en complément de la thèse de J.-N. Biraben (1976), cette épidémie venue d’Extrême-Orient, qui bouleversa les équilibres globaux du vieux monde et franchit tous les écosystèmes, de la Chine à la pointe occidentale de l’Europe, des pays nordiques à l’Afrique du Nord, y compris le sud du Maghreb (Benhima, 2010 : 285), aurait eu le Sahara pour frontière physique (Colin, 1897 : 130), une position encore dominante dans l’historiographie (Barry & Gualde, 2008 : 468, 470). À part quelques points d’interrogations furtifs lancés par une poignée de chercheurs au cours des cinquante dernières années (par exemple Posnansky, 1987 : 17 ; Welsby, 2002 : 109), aucun projet n’a remis en cause cette idée reçue et pourtant fort contestable au regard de nos connaissance sur l’épidémiologie ancienne et moderne de cette maladie. Malgré le commerce transsaharien, malgré l’activité le long du Nil et des côtes orientales de l’Afrique, la peste bubonique n’a-t-elle véritablement pas pu percer le magnifique isolement du continent africain ? Par quel processus miraculeux une pandémie mondiale se serait-elle arrêtée aux portes de l’Afrique subsaharienne ? L’historiographie de l’Afrique est farcie d’obstacles imaginés ou ressentis comme tels par les Européens du XIXe siècle : déserts, forêts denses, rivières… Tout fut réinterprété à l’aune de l’imagination coloniale pour imposer l’idée d’une société africaine immobilisée, écrasée, dominée par son environnement mais finalement libérée grâce au bon génie colonial servi par la science et la civilisation. Notre historiographie contemporaine n’en a pas encore terminé de cette imagerie et se complaît encore parfois à dépeindre une Afrique dont l’histoire serait dominée par un combat courageux mais inégal entre les hommes et un environnement particulièrement hostile. De fait, ces obstacles ne masquent que les insuffisances de nos connaissances sur l’histoire des sociétés en Afrique subsaharienne sur la longue durée. L’obstacle premier n’est pas « naturel », il est épistémologique.
La peste noire a-t-elle gagné l’Afrique subsaharienne après avoir ravagé l’Afrique du Nord et les régions impliquées dans le grand commerce de l’océan indien ? Cette interrogation est rendue nécessaire par des découvertes récentes en Afrique de l’Ouest forestière, qui suggèrent un effondrement régional soudain, dans la seconde moitié du XIVe siècle, d’un réseau de sites d’habitats retranchés qui dominaient cette partie du continent depuis près d’un millénaire et qui était lui-même connecté au grand commerce transsaharien comme le prouve la présence de perles venues d’Égypte sur les sites archéologiques de la région pour cette époque (Chouin et DeCorse, 2010 ; Chouin, 2014 ; Insoll et Shaw, 1997). Un tel effondrement régional fait écho à des abandons de sites urbains majeurs dans la région sahélienne, tel que Jenne-Jenno et une réorganisation des populations qui coïncide également avec des transformations politiques majeures dans la région. En l’absence de sources écrites, il est donc nécessaire de tester les charniers mis au jour par les archéologues pour la période, en utilisant les nouvelles méthodes paléo-chimiques permettant de retrouver dans le tissu dentaire des preuves biologiques de la présence de la maladie. Tout particulièrement, on tentera une réinterprétation du charnier découvert par G. Connah dans les années 1960 dans le périmètre du palais royal de Benin City et dont le matériel a récemment été retrouvé par un membre de l’équipe dans les réserves du département d’archéologie et d’anthropologie de l’université d’Ibadan, Nigeria (Connah, 1975 ; Chouin, 2014). Par ailleurs, on poursuivra le travail d’étude du phénomène de désurbanisation de la zone forestière en précisant la chronologie du site d’Ile-Ife, souvent présenté comme une capitale culturelle et un point d’origine des sociétés de langue yorouba dans le sud-est du Nigeria. Ile-Ife est particulièrement connue pour ses sculptures en terre-cuite et en bronze, une tradition que les historiens d’art datent vaguement entre le XIe et le XVe siècle et qui prend fin abruptement. Nous proposons de voir dans cet art une tradition interrompue définitivement dans le courant du XIVe siècle par l’épidémie de peste noire qui put décimer l’atelier de production et/ou perturber les conditions dans lesquelles la production de telles oeuvres était possible. Pour cela, nous revisiterons les archives des différentes fouilles effectuées à Ile-Ife et nous tenterons de retrouver et de dater une séquence stratigraphique du site d’Ile-Ife.
Dans la zone sahélienne, nous effectuerons une relecture des sources qui ne manquent pas pour la période médiévale et postmédiévale. Dans cette région caractérisée par la grande mobilité des populations et des marchandises entre plusieurs États qui se formèrent et prospérèrent sur les avancées fluviales vers le désert (Mali, Songhay, Kanem, Borno), nous reprendrons une exploration des sources débutée par Sekene-Mody Cissoko en 1969. Pour ce faire, il est nécessaire de questionner ces sources à partir des réflexions engagées pour d’autres aires géographiques. Les apports méthodologiques de l’histoire de l’Europe médiévale et moderne doivent être attentivement analysés, à l’image de l’articulation entre climat, disettes et épidémies, ou des conséquences et causes de l’épidémie dans l’histoire économique, sociale, sociologique et politique (Marien, 2009 : 48-49). Par ailleurs, une exploitation des savoirs accumulés par les archéologues, épidémiologistes, anthropologues et historiens est rendue nécessaire pour s’enrichir des connaissances sur l’épidémie même (Barry, Gualde, 2008 : 463). Enfin, étudier l’histoire des épidémies au Sahel et expérimenter l’hypothèse d’une propagation de la peste noire de la Méditerranée à l’Afrique de l’Ouest devra obligatoirement passer par une étude approfondie de l’histoire des épidémies en Afrique du Nord (Rosenberger et Triki, 1973 ; Benhima, 2010), dans les oasis sahariennes et en mer Rouge, tant du côté de la péninsule arabique que de l’Afrique de l’Est. Cette étude nous permettra de dégager une chronologie de la peste noire et de ses résurgences au Sud de la Méditerranée, ainsi que de comprendre si une telle épidémie de peste put traverser le Sahara, ou encore se diffuser le long du Sahel à partir du Hidjaz et du Yémen, dont on sait qu’ils furent atteints par l’épidémie en 1348 et 1351 et dont les contacts étroits avec la corne de l’Afrique à travers le pèlerinage et le commerce sont attestés. En parallèle, l’équipe réexaminera et tentera une contextualisation d’une série de sculptures en terre cuite en provenance de fouilles clandestines au Mali, généralement considérées comme datant du XIVe siècle, et qui montrent des individus souffrant de pathologies qui semblent cohérentes avec la peste bubonique.
2. Environnement, épidémie, histoire : l’Ethiopie (responsable :M.-L. Derat)
Le littoral érythréen de la Mer Rouge, les haut-plateaux de l’Éthiopie et les espaces politiques qui furent édifiés sur la très longue durée dans la moyenne vallée du Nil sont à eux seuls une démonstration de l’ancienneté des liens entre l’Afrique au Sud de l’Égypte et le reste du monde dans l’Antiquité tout comme durant le bas Moyen-Âge. L’historiographie récente du royaume aksumite et de ces dépendances yéménites montre par exemple l’importance prise par le port d’Adulis dans la première moitié du premier millénaire de notre ère (Peacock, 2007 ; Zazzaro, 2013). Depuis ce point bien connu des Grecs de l’Antiquité tardive, la flotte marchande aksumite fut sans doute le concurrent le plus sérieux des Perses dans le commerce entre l’Asie du sud-est et le Levant, et l’allié privilégié de l’empire grec d’Orient (Bowersock 2013).
L’historiographie contemporaine de l’Empire byzantin a très clairement établi l’origine aksumite de la transmission de la première peste bubonique que l’histoire a retenue sous le nom de peste justinienne au monde méditerranéen, à partir du port égyptien de Pelesium, spécialisé dans le commerce maritime des produits en provenance de la Mer Rouge (Brown, 1996). Une approche très convaincante est offerte notamment par P. Sarris (2002, 2007) qui propose un raisonnement par défaut. Sur la base d’un vaste corpus de sources écrites disponibles pour l’ensemble de l’ancien monde, il s’emploie à démontrer que l’épidémie ne pouvait venir d’ailleurs que du continent africain, les autres foyers historiques de l’épidémie n’étant pas encore actifs au VIe siècle. Les grandes lignes du scénario conduisant à l’émergence de cette maladie sur le continent africain ont été suggérées par Keys (2000), puis par Gunn (2000) et Schmidt (2000) : en 536, un refroidissement global et durable du climat terrestre lié à l’absorbation des rayonnements du soleil par des poussières rejetées dans l’atmosphère des suites de l’explosion d’un volcan ou d’un accident cosmique de grande ampleur pourrait avoir déclenché une réaction en chaîne encore mal comprise impliquant famines, inondations, destruction des terres arables et transmission accidentelle du vecteur de la peste bubonique de rongeurs aux humains suite à la mise en place d’une chaîne de transmission jusque-là inédite. Keys (2000 : 20-21) suggère qu’une telle réaction en chaîne puisse avoir eu lieu dans la région des Grands Lacs entre 536 et 541, date à laquelle la nouvelle maladie fait sa première apparition dans le port de Pelesium. Ce scénario est très suggestif de la nécessité d’une prise en compte intégrée d’une grande variété de facteurs environnementaux dans l’étude historique des populations, de leurs mouvements et de leurs réseaux, une approche centrale dans le présent projet. Dans le cadre de cet axe, notre équipe prendra le relais des collègues byzantinistes pour réévaluer et préciser le scénario d’une origine africaine de la peste bubonique et de ces conséquences sur les populations du premier âge du fer en Afrique orientale. C’est là l’unique fenêtre que nous avons pour explorer l’histoire de la première peste en Afrique. Cette épidémie, qui a été présentée comme un tournant de l’histoire de la Méditerranée (Brown, 1982 : 67), n’eut-elle pas pu être également un tournant de l’histoire de l’Afrique en contribuant à mettre fin à des sociétés sommairement regroupées sous le label Early Iron Age par les archéologues de l’Afrique de l’Est (Schmidt, 2000) ? La chute d’Aksum ne fut-elle que la partie visible de l’iceberg et l’épidémie eut-elle de fait des manifestations et conséquences semblables en Afrique à celles décrites par les sources européennes, arabes et asiatiques pour le reste du monde (Selassie, 2011) ? Il est stimulant de penser qu’un continent que l’on a longtemps présenté comme coupé du reste de l’ancien Monde put être à l’origine, du fait de son dynamisme marchand, à l’origine de la contagion d’une épidémie qui transforma l’Occident médiéval naissant.
Après la chute d’Aksum, quelques siècles de hiatus en termes de sources écrites n’ont pas encore été comblés par la pratique de l’archéologie. Dans la première moitié du second millénaire, c’est le royaume chrétien d’Ethiopie médiévale qui ressurgit dans nos sources, tout d’abord en pointillés puis de façon très consistante à partir du XIVe siècle. Sous la coordination de M.-L. Derat, trois chercheurs du CNRS en lien avec deux chercheurs éthiopiens revisiteront les sources éthiopiennes à la recherche d’indices concernant la seconde épidémie de peste bubonique qui ravagea le monde connu au milieu du XIVe siècle. Il est régulièrement fait mention dans les sources éthiopiennes d’épidémies qui frappent le royaume chrétien et entraînent la mort de milliers de personnes. Ainsi, une chronique du XVe siècle évoque une pandémie qui fit périr « un si grand nombre de personnes qu’il n’en restait plus pour enterrer les morts » (Perruchon, 1893 : 73). On reconnaît là une figure de style bien connue des références à la peste dans l’occident médiéval, mais il n’est pas encore possible, sur la base de cette seule source, d’identifier cette maladie précisément comme étant la peste bubonique. Il n’existe pas de travaux sur la peste en Éthiopie médiévale, mis à part la très large synthèse de R. Pankhurst (1985) qui propose un premier état des lieux des sources qui pourraient être employées pour faire l’histoire des crises de subsistance et des épidémies en Éthiopie, mais ne leur applique pas une traitement critique suffisant. Des recherches récentes par J. Mac Cann sur la diffusion du paludisme à la faveur des changements écologiques en Éthiopie témoignent d’un intérêt grandissant pour une histoire faisant le lien entre environnement et épidémies, mais n’ont pas encore fait l’objet d’une publication. La vie des saints éthiopiens abondent de références aux épidémies qui touchent la société éthiopienne. Dans la vie de Sainte Zena Maryam, une moniale éthiopienne du XIVe siècle dont la vie fut sans doute rédigée au XVe siècle, il est fait état d’une épidémie qui entraina la mort de son frère, menaça la vie de ses maîtres ecclésiastiques et la cour du roi (Cerulli, 1946 : 138). Les saints incarnent alors des figures de guérisseurs et de faiseurs de miracles. La lecture des textes hagiographiques qui leur sont consacrés apporte de l’espoir aux malades. Cette documentation, en grande partie inexploitée de ce point de vue, représente un corpus essentiel pour interroger à la fois la récurrence des grandes épidémies, leur typologie, les pratiques entourant les maladies (traitements, modes d’inhumation, distinction ou non entre personnes saines ou malades…) mais aussi la manière dont la société éthiopienne combattait celles-ci tout en les intégrant dans un système de pensée religieuse qui permettait de leur donner un sens. Croiser les textes éthiopiens qui sont abondants pour la période XIVe-XVIIIe siècles, avec les sources d’origine européennes et des données archéologiques peu nombreuses et à inventer, pour tenter d’identifier les grandes épidémies qui ont touché cette région, la manière dont les sociétés éthiopiennes les ont affrontées et leur impact sur ces sociétés, constitue une entrée particulièrement innovante pour une histoire sociale du royaume chrétien d’Ethiopie. Comme partout ailleurs en Afrique – à l’exception de l’Afrique du Nord –, l’irruption de la peste noire vers le milieu du XIVe siècle, probablement d’origine asiatique cette fois, n’a pas fait l’objet de recherche particulières. L’Éthiopie, comme le reste de l’Afrique, a trop souvent été traitée comme une entité isolée du reste du monde, ce qui ne fut certainement pas le cas comme en témoigne la présence récurrente de représentants du royaume en Europe, à Jérusalem ou en Arménie à l’époque médiévale (voir par exemple Pankhurst, 1977). D’un point de vue strictement épidémiologique, sa proximité et ses interactions constantes avec le monde musulman en font de toute façon une entité globale. Dans le grand ensemble géographique qui nous concerne, cette étude de cas est particulièrement intéressante de par la richesse des sources écrites et la possibilité d’ouvrir un nouveau pan d’histoire globale et comparée en identifiant un corpus de sources jusque-là non identifié.
3. La Nubie et la peste bubonique (responsable : J. Pope)
Parmi les régions d’Afrique sub-saharienne, la Nubie est assurément l’une de celles qui fut le plus précocement et le plus durablement reliée aux réseaux continentaux et intercontinentaux. Par la voie d’accès privilégiée qu’offre le Nil, les sociétés qui se sont succédé dans la moyenne vallée du fleuve ont maintenu des liens privilégiés avec l’Égypte et, à travers elle, avec l’ensemble du bassin méditerranéen et le Proche Orient. Pour la période de la peste justinienne, il est nécessaire de faire un bilan des nombreuses expéditions archéologiques et notamment des fouilles de sépultures qui se sont succédé au cours du XXe siècle. Peut-on identifier des sépultures multiples, souvent considérées un peu rapidement comme des « sacrifices » humains, et effectuer des prélèvements dentaires qui nous permettent de tester l’hypothèse de la présence de peste bubonique en Nubie préchrétienne entre le VIème et le VIIIème siècle de notre ère ? On cherchera par exemple s’il reste des collections issues des fouilles des inhumations de masse de Qustul et de Ballana analysées dans les années 1930 par El-Batrawi (1935) et souvent interprétées depuis comme des sacrifices humains (Lenoble 1996). On se propose donc de créer une base de données des cimetières fouillés en Nubie pour les périodes VIe-VIIIe et XIVe-XVIIe siècles. Lorsque cela sera possible, on effectuera des prélèvements dentaires qui seront analysés par les laboratoires qui ont déjà pratiqué avec succès des analyses paléomicrobiologiques à partir de pulpe dentaire prélevée sur des restes humains en contexte archéologique (Malou et al., 2012). En parallèle à cette recherche de données paléobiologiques, une relecture des sources pour la période XIVe-XVIIe permettra d’évaluer la présence et l’impact potentiel de la peste noire à partir du XIVème siècle, un cas d’étude étrangement négligé. Située entre les deux foyers épidémiques majeurs qu’ont été l’Éthiopie et l’Égypte, on ne s’est jusqu’à présent guère intéressé à son rôle dans les multiples crises et bouleversements socio-politiques qui se jouent entre la fin du XIIIe siècle et le milieu du XVe siècle. Outre son impact direct sur la démographie nubienne, qui reste à évaluer, celle-ci n’a pu manquer de se faire ressentir ne serait-ce qu’en raison de l’effondrement économique de l’Égypte, principal partenaire commercial de la Nubie, consécutif à cette catastrophe.