Axe III : La diffusion précoce des plantes américaines et asiatiques en Afrique centrale

Cet axe a pour objectif général de préciser le rôle des plantes exogènes dans l’apparition de nouveaux peuplements humains dans la région des Grands Lacs, avec de nouvelles organisations économiques, sociales et culturelles, en suivant la diversité culturale et en confrontant cette géochronologie aux connaissances des historiens et des archéologues. L’originalité et l’intérêt de la démarche résident dans le fait qu’elle reconnaît une valeur historique aux associations entre agrobiodiversité, écologie et sociétés, en les inscrivant non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace.

Equipe Axe III : C. Thibon, E. Vignati, C. Leclerc, G. Coppens (Piloté depuis l’IFRA Nairobi)

1. L’Afrique des Grands lacs connectée, les grands temps historiographiques
L’Afrique des Grands Lacs connectée, avant la mise en dépendance coloniale et les expéditions esclavagistes et zanzibarites qui l’ont précédée, cette hypothèse était pourtant en germe dans les descriptions croisées des missions scientifiques, qui dévoilent, au tournant du XIXe-XXe siècles, deux réalités : d’une part de forts peuplements et foyers démographiques sur les hautes terres et sur les rives des lacs, d’autre part une diversité paysagère et culturale qui pourrait être qualifiée d’« américaine » ou d’« asiatique » tant sont présentes les variétés exogènes : maïs, banane, légumineuses, petit pois, tubercules, variétés d’igname…. Suggérant, sans pour autant l’établir, une relation entre ce peuplement, une croissance démographique et ces régimes alimentaires ou diversités culturales et agro-pastorale et ce faisant, des échanges avec les régions limitrophes tant à l’Est qu’au Nord et au Sud. Mais cette piste ne fut pas suivie, tant elle allait contre le postulat d’isolement de cette partie de l’Afrique, associé aux récits des explorateurs occidentaux, aux imaginaires européens du XIXe siècle et à une lecture des relations avec la côte océanique, esclavagiste et prédatrice, ignorant ou relativisant la profondeur historique des routes caravanières et des échanges humains, la présence de l’Islam. D’autant qu’une grande geste savante développée dès le milieu du XIXe siècle s’impose alors : l’importance des migrations internes, aussi bien bantous que nilotiques, apparaît comme la mécanique endogène sinon le moteur exclusif de la construction des populations, des sociétés et des royaumes. Par la suite, deux contributions majeures vont confirmer cette première approche historiographique : d’une part, la singularité, l’existence de constructions politiques endogènes, dont les Monarchies des Grands Lacs remontant au XVIe siècle selon les traditions orales et dynastiques monopolisent les attentions à la recherche de mythes fondateurs des origines et d’une primauté politique qu’on associe à un substrat hamitique (cf. débat sur l’empire Cwezi, de J.-P. Chrétien, 1985 à la dernière mise au point d’A. Reid, 2013) ; d’autre part la linguistique et la glottochronologie qui offrent une cartographie raisonnée de la distribution-segmentation des langues bantous sans pour autant proposer une chronologie opérationnelle, argumentent implicitement cette thèse raciale. Au demeurant durant les décennies de l’Indépendance et de la décolonisation, la nouvelle donne historiographique ne change pas ou peu la vision établie durant la période coloniale: la priorité donnée à l’histoire nationale contemporaine, à l’ethnohistoire, à la courte durée… ou à la longue durée de la paléohistoire, de la préhistoire, néglige ce moyen terme, ce « Moyen-Âge », d’autant que les premières mesures archéologiques, une géochronologie de la céramique et du fer, ne confirment ni n’infirment le scénario retenu et communément établi mixant impact des migrations et décollage politique, tandis que les fouilles archéologiques, les seules, pensait-on, à apporter une source crédible, sont gelées comme en Ouganda, espace qui concentre le plus d’attention, terre des royautés et des innovations agronomiques. Toutefois et d’une façon marginale, cette relation établie entre les paysages et les peuplements a été suggérée par plusieurs recherches ; on retient les hypothèses, les travaux et les synthèses pionnières de R. Portères (1962, 1981), selon lesquels la région qui n’était pourtant pas un foyer, une « berceau » cultural, était devenue un carrefour, ou celles de P. Gourou (1956, 1960) sur les densités élevées des hautes terres, associées, entre autres, à une diversité culturale et ce faisant saisonnière et pérenne à l’origine d’une accumulation démographique10. C’est dans les années 1980, que cette question réapparait, bien que d’une façon marginale, portée par la prise de conscience que la complexité des questions historiques soulevées par l’histoire de la région des grands lacs (aussi bien dans ses parties ancienne que contemporaine) nécessite une ou des approches globales et pluridisciplinaires. Cette nouvelle ambition d’une histoire globale, totale se traduit par de nouveaux champs de recherche (histoire rurale, démographique, culturelle), par de nouvelles sollicitations contributions des « sciences connexes » de l’histoire, en réalité décisives. Toutefois ces différentes approches, bien plus pluridisciplinaires qu’interdisciplinaires, qui croisent cet objet de recherche, ne suivent que leur propre objectif même si elles partagent une méthode commune, une analyse rétrospective, « à rebours » partant des traces-inventaires du présent ou des sources écrites ou orales collectées du début du XXe siècle. Aussi l’exercice interdisciplinaire confrontant ces nouvelles analyses reste rare, à l’exception de l’ouvrage dirigé par M. Chastanet (1998), bien que portant sur l’Afrique en général ; mais on se trouve devant des avancées par champs disciplinaires dont on peut relever les principales hypothèses ainsi que les limites.

Ainsi les recherches en histoire rurale, plutôt à visée contemporaine, et particulièrement celles de J.-P. Chrétien (1983, 1988) ont dévoilé au travers des études sur les calendriers et les systèmes agraires, mais également les régimes alimentaires, avec leurs variantes régionales et locales observées lors de l’arrivée des colonisateurs, toute une diversité culturale complémentaire et suffisamment enracinée car prise en compte autant par les rituels et calendriers familiaux que dans ceux des monarchies. Le potentiel des sources et patrimoines culturels et linguistiques, selon une approche comparative linguistique, apparaît alors au travers d’une géoclassification des sous-aires culturelles, des similitudes et des divergences : cette mesure comparative, déjà entreprise par E. Morowha (1976, 1980) dans le domaine politique pour les royaumes centraux (XVIe-XIXe siècles), a été poursuivie par D.L Schoenbrun (1997, 1998) s’élargissant aux pratiques et dénominations économiques, sociales, culturelles et religieuses, sur une plus longue durée, les deux millénaires, mettant en évidence l’importance de la mise en place d’une civilisation agraire sur la longue durée, du premier millénaire au XVe siècle. L’intérêt de cette démarche ruraliste est d’avoir enrichi la compréhension des royaumes centraux (sur les royaumes agro-manageriels) et des sociétés des Grands Lacs (sur leurs capacités agropastorales, d’innovations culturales et d’associations entre « vieilles » et nouvelles plantes) sans pour autant avoir précisé le versant socioéconomique d’une périodisation restée politique suivant la chronologie régionale de D.W Cohen (1970). Les travaux d’histoire démographique, démarrés au même moment, ont porté sur les ruptures démographiques et les régimes démographiques anciens. Ces recherches (Hartwig 1981, C. Thibon 1983-87), examinant l’étendue de la dépression démographique du tournant du siècle (1850-1880-1920) ont mis en évidence, pour la période précoloniale, des densités, des peuplements bien supérieurs à ceux mesurés au début du XXe siècle, aussi bien sur les hautes terres, associées aux Royaumes centraux et à la « protection des États », que dans le pourtour des lacs et dans les espaces intermédiaires, autant des royaumes que des sociétés lignagères. Par ailleurs cette dépression démographique qui a remis en cause les équilibres agro-prophylactiques (Kjekshus, 1977 ; A. Giblin 1990), dessine en creux des régimes démographiques à potentiel de croissance et des complexes pathogènes en mutation associant des épidémies que les populations avaient déjà connues et partagées avec les populations voisines (comme la variole) et de nouvelles pandémies. Dans le prolongement des travaux de P. Gourou (1959) et s’inspirant des hypothèses de W. Randle (1974) sur l’impact des nouvelles cultures aussi bien sur les modes de survivance que sur les constructions politiques, ces recherches ont entrepris une reconstitution de l’histoire démographique globale, tel un puzzle, à partir des espaces régionaux, des terroirs, de monographies régionales .

À la fin des années 1970 et dans les années 1980, l’archéologie de la région des Grands Lacs est dominée par la question des migrations bantou et les hypothèses diffusionnistes (notamment le Bantu Studies Research Project du British Institute). À l’exception de l’Ouest de l’Ouganda (voir les travaux de J. Sutton ou de G. Connah), les sites étudiés restent peu nombreux et les données environnementales ou celles de l’impact anthropique encore marginales. Une archéologie qui, à partir des années 1990, intègre dans son mode opératoire les techniques d’autres disciplines : ethnologie, palynologie, anthracologie, métallographie etc., qui vont lui permettre non seulement une décompartimentation des études sur la culture matérielle mono-artefact mais aussi l’exploration de nouveaux champs de recherche, par exemple le rôle complexe et central de la métallurgie pour les Royaumes et les sociétés lignagères (P. Schmidt, 1996). Cependant ces trop rares études « monographiques » minimisent encore d’une part les possibles contacts entre les populations (par ex. Nord Kenya et Sud Soudan ou Éthiopie) et d’autre part sous-estiment la complémentarité et les interactions entre mode de vie et environnement, entre populations de chasseurs-cueilleurs et sociétés agro-pastorales.

D’une façon générale, ces avancées apparaissent cloisonnées, souvent dépendantes des échelles d’analyse retenues ou spécifiques à chaque discipline (local, national, régional, continental), de la qualité des sources ou du nombre des observations. Aussi c’est l’histoire culturelle ou l’anthropologie historique culturelle qui profitant d’un plus grand nombre de sources à sa disposition, a proposé une première synthèse à l’exemple de l’ouvrage de D.L Schoenbrun (1998) « A green place, a good place » : celui-ci donne une première trame générale de la complexité des Grands Lacs ne se résumant plus exclusivement à une mécanique migratoire ; cet état, indispensable, mais antérieur à la diffusion des plantes américaines, et en particulier la périodisation proposée (jusqu’au XVe siècle) ont été complétés par un éclairage sur l’Ouganda de P. Robersthaw et D.Taylor (2000), un modèle transposable pour les autres sous-espaces autour du Lac victoria et dans la partie septentrionale (Burundi, Rwanda, Kivus..) : ceux-ci, poursuivant la recherche sur l’impact des variations climatiques sur les changements politiques de J.B. Webster (1979), s’arrêtent sur l’importance de la succession de périodes humides (XVe-XVIe siècles) plutôt favorables à des surplus agricole puis de périodes « sèches », le petit âge glaciaire, plutôt favorable à des nouvelles constructions aussi bien économiques que politiques ; mais ils discutent l’équation selon laquelle les sociétés pastorales, bien plus que les sociétés agricoles, auraient mieux supporté ces changements climatiques. Une synthèse récente (A. Reid, 2013), bien que centrée sur le terrain ougandais, souligne toute l’importance de ces dynamiques de peuplement et économique, tout en reconnaissant la complexité des problématiques.

 2. La connexion à l’image de la diffusion des plantes exogènes
Quand, à quels rythmes et selon quels axes, cette connexion « par le bas » et de longue durée, s’est-elle profilée? Dans quelles mesures la diffusion des plantes exogènes a-t-elle coïncidé et supporté l’apparition de nouveaux peuplements, aussi bien sur les hautes terres dont les « grands royaumes » que dans les plaines littorales des lacs ? La réponse à ces questions éclairerait une part inconnue de l’histoire de l’Afrique en renouvelant l’analyse des changements démographiques (croissance des foyers des hautes terres et des espaces lacustres) et politiques (apparition des principales monarchies), car cette contribution, les nouvelles cultures, asiatiques et américaines, sont des « convertisseurs bioénergétiques », pour reprendre le concept de W. Randles (1976), qui ont changé autant l’économie que la démographie de ces espaces et les hypothèses de G.W. Hartwig (1976) sur l’incidence des changements culturaux dans l’organisation sociale et la croissance démographique.

Or depuis peu, les nouveaux travaux sur la diffusion des plantes pourraient être utilisés par les historiens pour décrire, retracer les échanges et les divergences. La contribution des biologistes comme des palynologues devient dès lors déterminante autant dans la révélation d’échanges est-ouest mondialisés, antérieurs et contemporains à la connexion Amériques-Europe et restés longtemps ignorés, que dans la compréhension d’une histoire politique jusqu’alors marquée par les seules hypothèses des migrations nord-sud. Depuis 20 ans, les questions de la diffusion-domestication des plantes (biogéographie et diffusion des plantes endogènes et exogènes, y compris la diffusion de plantes africaines hors du continent) ont fait l’objet de multiples recherches et programmes collectifs portant sur ou sur telle plante, tant dans le domaine des sciences de la nature que dans celui de l’archéologie : la sélection bibliographique faite par la plus récente synthèse (D. Fuller, E. Hilderbrand, 2013) dévoile la richesse des publications sur ce sujet. Il en est de même des recherches archéologiques, en particulier, pour notre sujet, des nouvelles approches portant sur le sociétés claniques et lignagères de la Rift voisines des royaumes centraux qui dévoilent une complexité et intensité des systèmes agraires, agropastoraux en dehors des espaces des royaumes centraux (cf. synthèse de M. Davies 2013). Plus précisément les pistes suivies sur la diversité génétique en relation avec les environnements et les sociétés par les chercheurs de l’UMR AGAP (évaluation, gestion et valorisation de la diversité) apparaissent les plus prometteuses pour cette question. Cette approche repose sur le modèle d’interaction triple diversité génétique, des environnements et des sociétés (Leclerc & Coppens 2012), où les plantes cultivées ne sont plus seulement envisagées dans leur interaction avec l’environnement physique et/ou biotique, ou isolement, mais plus encore dans leur environnement socio-culturel. Les récents travaux de Labeyrie et al. (2013 ; 2014), ou encore de Mwongera et al. (2014) ont montré que les espèces cultivées constituent un marqueur de l’identité sociale et culturelle des agriculteurs. Ainsi les plantes cultivées, notamment les plantes exogènes, peuvent être considérées sous deux angles complémentaires, en tant qu’objets biologiques liés à des environnements propices à leur reproduction, et en tant qu’objets sociaux, révélateurs des contacts et des échanges entre les peuples au sein de ces environnements. La répartition dans l’espace des plantes cultivées peut ainsi permettre d’étayer des scénarios de diffusion, de contacts et d’échanges, surtout si l’on considère non pas les espèces individuellement, mais au sein d’assemblages, eux-mêmes inscrits dans des écologies particulières et liés à des aires culturelles. L’étude de la diffusion des plantes américaines, en recourant à cette approche holistique, apparaît particulièrement appropriée pour la période considérée par le projet, dans la mesure où la plupart d’entre elles ont atteint les côtes africaines au XVIe siècle, de manière globalement synchronisée. Néanmoins, des plantes d’origine asiatique, et même les plantes endogènes, devront également être prises en compte pour mesurer comment l’introduction de nouvelles espèces a plus spécifiquement influencé l’évolution des sociétés de la Grands Lacs.

La confrontation de ces nouvelles données avec l’analyse historique et archéologique devrait déboucher sur de nouvelles hypothèses géochronologiques et de nouveaux modèles de croissance complexe, du moins avec les ambitions d’affiner la géochronologie politique dans sa première mouture (Cohen, 1970 ; Henige, 1974) à la géochronologie climatique, culturale, tout en prenant en considération les espaces périphériques ou intercalaires des Grands Lacs et leur sociétés souvent négligées (sociétés lignagères) sur lesquelles les recherches archéologiques se multiplient depuis peu. Elle devrait nous éclairer sur la nature et les modes d’échanges et de connexion. L’originalité et l’intérêt de la démarche résident dans le fait qu’elle reconnaît une valeur historique aux associations entre agrobiodiversité, écologie et sociétés, en les inscrivant non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace, par le recours aux systèmes d’information géographique. Parmi les espèces à considérer, figurent des amylacées (e.g. maïs, manioc, patate douce), des légumineuses (arachide, haricot), des plantes horticoles (tomate, piments) et fruitières (ananas, avocat, mangue, banane et cocotier). La diffusion de certaines plantes adventices exotiques permettra une approche comparative, dans la mesure où elles représentent des invasions biologiques liées aux contacts entre la région et le reste du monde, pour lesquelles les facteurs sociaux ont eu un rôle plus restreint. Elles constituent ainsi des marqueurs historiques complémentaires, en partie indépendants de l’évolution plus récente des sociétés de la région des Grands Lacs.